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Livres : discours

Interventions des députés Georges Jacques Danton et Louis Pierre Dufay

Georges Jacques Danton, Louis Pierre Dufay - Convention nationale, Paris, 4 février 1794

Dufay : « Législateurs de la France, […] nous nous attendons bien que les ennemis des citoyens de couleur et des Noirs vont les calomnier auprès du peuple français. Ils vont les peindre comme des hommes méchants et indisciplinables, enfin comme des êtres cruels et féroces. Citoyens français, ne les croyez pas ; ceux qui tiennent ce langage ne sont pas des colons fidèles, ce sont des colons contre-révolutionnaires qui font la guerre à la liberté et à vous-mêmes, d’accord avec des émigrés français ; ne les croyez pas, ils vous ont trompés tant de fois ! Ces Noirs qu’on vous peindra si méchants, autrefois réunis dans des ateliers de trois, quatre ou cinq cents, se laissaient conduire par un seul Blanc sans rien dire, et étaient dociles à tous ses caprices. S’ils étaient si féroces, les aurait-on menés si facilement ? Leur méchanceté n’est que dans le cœur de leurs oppresseurs ; c’est un prétexte que ceux-ci prennent pour justifier l’esclavage ; et quand les Noirs auraient été méchants, nous ne pourrions pas raisonnablement leur en faire un crime, car la servitude déprave l’homme ; mais la méchanceté heureusement n’est pas naturelle. (Applaudissements.)
[…] Si les Noirs […] ont mérité quelques reproches d’indiscipline, excusez-les, citoyens : ce sont quelques mouvements d’effervescence ; c’était l’effort d’un peuple encore nouveau qui brisait ses chaînes, et ne pouvait le faire sans quelque bruit, tant elles étaient pesantes. Ils ont été au premier moment agités du fanatisme de la liberté ; ils ne faisaient que d’être émancipés ; ils devaient naturellement avoir besoin de guides. Le monde, les lumières, les sciences ne se sont perfectionnés que par degrés, et il est pour les hommes un passage nécessaire de la jeunesse à la virilité.
Législateurs on calomnie les Noirs, on envenime toutes leurs actions, parce qu’on ne peut plus les opprimer. Nous les mettons sous votre sauvegarde. Vous saurez démêler les causes de toutes ces accusations. Il ne faut attribuer les écarts de la liberté qu’à ceux qui voudraient la détruire.
Dans tous les points de la cause que nous vous soumettons, ce sont les criminels qui sont les accusateurs. Lorsque les détracteurs des Noirs présenteront le tableau de quelques-unes de leurs erreurs ou même de leurs fautes, ils ne feront que l’énumération de leurs propres forfaits. Ils les opprimaient quand ils étaient esclaves et qu’ils courbaient la tête ; aujourd’hui ils les calomnient, parce qu’ils osent relever un peu. Les fautes des malheureux Noirs, je le répète, ne sont jamais, n’ont jamais été que les crimes de ceux qui les égarent après les avoir opprimés. Les Noirs ne sont pas cruels, comme des colons blancs aiment à le dire, et l’existence de leurs ennemis prouve assez que les Noirs sont patients, exorables et généreux. Les Noirs ont même le germe des vertus : ces vertus leur appartiennent, leurs défauts viennent seuls de nous ; ils sont naturellement doux, charitables, hospitaliers, très sensibles à la piété filiale ; ils aiment la justice et ont le plus grand respect pour la vieillesse : ces vertus, peuple français, les rendent encore plus dignes de toi.
Citoyens représentants, songez que l’ignorance du bien est souvent la source du mal : instruisez ces hommes nouveaux ; qu’ils soient éclairés en votre nom par des patriotes patients et vertueux ; que par vos décrets ils reçoivent des leçons de sagesse et de vertus républicaines. La nature, la loi en ont fait des hommes, l’instruction en fera des hommes de bien. En tenant de vous leurs droits, ils en seront plus attachés à leurs devoirs : le premier de tous sera pour eux de combattre pour votre patrie, qu’ils regardent comme la leur.
[…] Quand j’ai vu que je pouvais compter sur leur fidélité, ayant été choisi par l’assemblée des électeurs, légalement formée, aux termes du décret du 22 août 1792, d’après la tenue des assemblées primaires, j’ai accepté comme un devoir la mission qu’ils ont bien voulu me confier, et je n’ai point hésité à braver tous les dangers pour venir vous présenter, avec mes collègues, […] l’hommage de leur attachement au peuple français et de leur dévouement à la République une et indivisible ; Européens, Créoles, Africains, ne connaissent plus aujourd’hui d’autres couleurs, d’autre nom que ceux de Français.
Citoyens représentants, daignez accueillir avec bonté leur serment de fidélité éternelle au peuple français. Je réponds d’eux sur ma tête, tant que vous voudrez bien être leurs guides et leurs protecteurs.
Vous pouvez, citoyens législateurs, vous préparer des souvenirs consolateurs en honorant l’humanité et en faisant un grand acte de justice qu’elle attend de vous.
Créez une seconde fois un nouveau monde, ou au moins qu’il soit renouvelé par vous ; soyez-en les bienfaiteurs ; vos noms y seront bénis comme ceux des divinités tutélaires. Vous serez pour ce pays une autre Providence. (Vives acclamations) »

Danton : « Représentants du peuple français, jusqu’ici nous n’avons décrété la liberté qu’en égoïstes et pour nous seuls. Mais aujourd’hui nous proclamons à la face de l’univers, et les générations futures trouveront leur gloire dans ce décret, nous proclamons la liberté universelles. Hier, lorsque le président donna le baiser fraternel aux députés de couleur, je vis le moment où la Convention devait décréter la liberté de nos frères. La séance était trop peu nombreuse. La Convention vient de faire son devoir.
Mais, après avoir accordé le bienfait de la liberté, il faut que nous en soyons pour ainsi dire les modérateurs. Renvoyons aux comités de salut public et des colonies, pour combiner les moyens de rendre ce décret utile à l’humanité sans aucun danger pour elle. Nous avions déshonoré notre gloire en tronquant nos travaux. Les grands principes développés par le vertueux Las Casas1 avaient été méconnus. Nous travaillons pour les générations futures, lançons la liberté dans les colonies ; c’est aujourd’hui que l’Anglais est mort. (On applaudit)
En jetant la liberté dans le nouveau monde, elle y portera des fruits abondants, elle y poussera des racines profondes. En vain Pitt2 et ses complices voudront par des considérations politiques écarter la jouissance de ce bienfait, ils vont être entraînés dans le néant ; la France va reprendre le rang et l’influence que lui assurent son énergie, son sol et sa population. Nous jouirons nous-mêmes de notre générosité, mais nous ne l’étendrons point au-delà des bornes de la sagesse. Nous abattrons les tyrans, comme nous avons écrasé les hommes perfides qui voulaient faire rétrograder la révolution. Ne perdons point notre énergie ; lançons nos frégates ; soyons sûrs des bénédictions de l’univers et de la postérité, et décrétons le renvoi des mesures à l’examen des comités. »

1 Bartolomé de Las Casas, dominicain espagnol (1474-1566) qui dénonça les atrocités commises aux Antilles et en Amérique par les Espagnols. 2 William Pitt (1759-1806), premier ministre anglais qui finança les ennemis du régime français et les campagnes militaires britanniques, notamment contre les colonies françaises. Il mena une politique particulièrement rude et fut surnommé le Robespierre anglais.

(Source : Lançons la liberté dans les colonies : discours de Danton et Dufay, 4 février 1794, Paris, Éd. Du Seuil, Coll. « Points », 2009)