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Discours de Christiane Taubira
Christiane Taubira - Assemblée nationale, Paris, 18 février 1999
Monsieur le Président, madame la ministre de la Justice, monsieur le secrétaire d’État à l’outre-mer, mes chers collègues, il y a bien sûr d’éminentes personnes dans les tribunes, mais je voudrais saluer tout particulièrement neuf jeunes de Guyane que j’ai invités à venir vivre directement l’évènement et qui sont là pour constituer une chaîne fraternelle. Ils sont amérindiens, bonis, créoles, haïtiens, français – on dit « métro » chez nous – et chinois pour symboliser les quatre continents qui, en Guyane, construisent au quotidien la fraternité. Je leur souhaite en votre nom la bienvenue. (Applaudissements.)
Le sujet dont nous nous sommes emparés n’est pas un objet froid d’étude. Parce qu’il s’écoulera encore quelque temps avant que la paix et la sérénité en viennent adoucir la blessure profonde qu’irrite une émotivité inassouvie, parce qu’il peut être rude d’entendre décrire par le menu certains aspects de ce qui fut une tragédie longue et terrible, parce que l’histoire n’est pas une science exacte mais, selon Fernand Braudel, toujours à recommencer, toujours se faisant, toujours se dépassant, et parce que, enfin, la République est un combat, comme nous l’enseigne Pierre Nora, je propose, quoiqu’il ne soit pas d’usage de procéder ainsi, de convenir de ce que n’est pas ce rapport.
Ce rapport n’est pas une thèse d’histoire. Il n’aspire à aucune exhaustivité, il ne vise à trancher aucune querelle de chiffres, il reprend les seules données qui ne font plus litige. Il ne vise à trancher aucune querelle de chiffres, il reprend les seules données qui ne font plus litige. Il n’est pas le script d’un film d’horreur, portant l’inventaire des chaînes, fers, carcans, entraves, menottes et fouets qui ont été conçus et perfectionnés pour déshumaniser. Il n’est pas non plus un acte d’accusation, parce que la culpabilité n’est pas héréditaire et parce que nos intentions ne sont pas de revanche.
Il n’est pas une requête en repentance, parce que nul n’aurait l’idée de demander un acte de contrition à la République laïque, dont les valeurs fondatrices nourrissent le refus de l’injustice.
Il n’est pas un exercice cathartique, parce que les arrachements intimes nous imposent de tenaces pudeurs. Il n’est pas non plus une profession de foi, parce que nous avons encore à ciseler notre cri de foule. Pourtant, nous allons décrire le crime, l’œuvre d’oubli, le silence, et dire les raisons de donner nom et statut à cette abomination.
Dès le début, l’entreprise fut marquée par la férocité. Quinze années ont suffi pour faire totalement disparaître d’Haïti ses premiers habitants, les Amérindiens. Alors qu’on en dénombrait 11 millions le long des Amériques en 1519, ils n’étaient plus que 2,5 millions à la fin du XVIe siècle.
Elle fut rapidement justifiée : elle relevait de la mission civilisatrice, visait à sauver des êtres sans âme, cherchait à assurer le rachat de certains. Elle était légitimée par la prétendue malédiction de Cham.
Mais très vite, Césaire l’a démasquée : « Le geste décisif est ici de l’aventurier et du pirate, de l’épicier en grand et de l’armateur, du chercheur d’or et du marchand, de l’appétit et de la force, avec, derrière, l’ombre portée, maléfique d’une forme de civilisation qui, à un moment de son histoire, se constate obligée d’étendre à l’échelle du monde la concurrence de ses économies antagonistes . »
La traite et l’esclavage furent extrêmement violents. Les chiffres qui prétendent les résumer sont d’une extrême brutalité. Dès 1978, Jean Mettas établit un bilan exhaustif de la traite et de l’esclavage pratiqués par la France. Elle apparaît comme la troisième puissance négrière européenne. Elle a donc pratiqué la traite, ce commerce, ce négoce, ce trafic dont les seuls mobiles sont l’or, l’argent, les épices. Elle a été impliquée après d’autres, avec d’autres, dans l’esclavage qui transforme l’homme en captif, qui en fait une bête de somme et la propriété d’un autre.
Le code noir, qui a séjourné dans le droit français pendant près de deux siècles, stipule que l’esclave est un meuble et que l’esclave affranchi doit un respect singulier à ses anciens maîtres, aux veuves et aux enfants.
Le commerce triangulaire a duré quatre siècles, puisque les premiers navigateurs ont atteint le cap Bojador en 1416. Les premières razzias qui aient laissé des traces datent de 1441, sur le Rio de Oro. Il est vite apparu que les Amérindiens allaient être décimés de façon impitoyable, par l’esclavage, les mauvais traitements, le travail forcé, les épidémies, l’alcool, les guerres de résistance.
Le père dominicain Bartolomé de Las Casas, qui se proposait de les protéger, a suggéré l’importation massive d’Africains, réputés plus robustes.
Quinze à trente millions de personnes, selon la large fourchette des historiens, femmes, enfants, hommes, ont subi la traite et l’esclavage et probablement, au bas mot, soixante-dix millions, si nous retenons l’estimation qui établit que, pour un esclave arrivé aux Amériques, quatre ou cinq ont péri dans les razzias, sur le trajet jusqu’à la côte, dans les maisons aux esclaves de Gorée, de Oujdah, de Zanzibar et pendant la traversée.
Le commerce triangulaire a été pratiqué à titre privé ou à titre public pour des intérêts particuliers ou pour la raison d’État. Le système esclavagiste était organisé autour de plantations domaniales plus prospères ou aussi prospères que celles du clergé et de colons privés. Pendant très longtemps, jusqu’en 1716, les compagnies de monopole ont écarté l’initiative privée.
Mais le développement de l’économie de plantation, en plein siècle des Lumières, a nécessité l’ouverture de ce monopole. Les lettres patentes du 16 janvier 1716 ont autorisé les ports de Rouen, de Saint-Malo, de La Rochelle, de Nantes et de Bordeaux à pratiquer le commerce de la traite, contre vingt livres par tête de noir introduit dans les îles et une exonération de la taxe à l’importation. Le régime fiscal était complété par des incitations en faveur des armateurs, des taxes sur l’affranchissement et des taxes sur les ports atlantiques. Cette violence et cette brutalité expliquent très probablement, pour une large part, le silence convergent des pouvoirs publics, qui voulaient faire oublier, et des descendants d’esclaves, qui voulaient oublier.
Pourtant, nous savons le partage des responsabilités. Nous savons les complicités d’antan et nos défaillances d’après.
« Ils ont su si bien faire les choses, qu’un jour, nous avons-nous-mêmes tout foutu en l’air », hoquetait déjà Léon Gontran Damas.
Nous sommes ici pour dire ce que sont la traite et l’esclavage, pour rappeler que le siècle des Lumières a été marqué par une révolte contre la domination de l’Église, par la revendication des droits de l’homme, par une forte demande de démocratie, mais pour rappeler aussi que, pendant cette période, l’économie de plantation a été si florissante que le commerce triangulaire a connu son rythme maximal entre 1783 et 1791.
Nous sommes là pour dire que si l’Afrique s’enlise dans le non-développement, c’est aussi parce que des générations de ses fils et de ses filles lui ont été arrachées ; que si la Martinique et la Guadeloupe sont dépendantes de l’économie du sucre, dépendantes de marchés protégés, si la Guyane a tant de difficultés à maîtriser ses richesses naturelles, si La Réunion est forcée de commercer si loin de ses voisins, c’est le résultat direct de l’exclusif colonial ; que si la répartition des terres est aussi inéquitable, c’est la conséquence reproduite du régime d’habitation.
Nous sommes là pour dire que la traite et l’esclavage furent et sont un crime contre l’humanité ; que les juridiques ou ecclésiastiques qui les ont autorisés, organisés percutent la morale universelle ; qu’il est juste d’énoncer que c’est dans nos idéaux de justice, de fraternité, de solidarité, que nous puisons les raisons de dire que ce crime doit être qualifié. Et inscrit dans la loi parce que la loi seule dira la parole solennelle au nom du peuple français. Cette inscription dans la loi, cette parole forte, sans ambiguïté, cette parole officielle et durable constitue une réparation symbolique, la première et sans doute la plus puissante de toutes. Mais elle induit une réparation pratique en prenant en considération les fondements inégalitaires des sociétés d’outre-mer liées à l’esclavage, notamment aux indemnisations en faveur des colons qui ont suivi l’abolition. Elle suppose également une réparation morale qui propulse en pleine lumière la chaîne de refus qui a été tissée par ceux qui ont résisté en Afrique, par les marrons qui ont conduit les formes de résistance dans toutes les colonies, par les villageois et les ouvriers français, par le combat politique et l’action des philosophes et des abolitionnistes. Elles suppose que cette réparation conjugue les efforts accomplis pour déraciner le racisme, pour dégager les racines des affrontements ethniques, pour affronter les injustices fabriquées. Elle suppose une réparation culturelle, notamment par la réhabilitation des lieux de mémoire.
Bien sûr, cela constitue une irruption un peu vive, un peu brutale, mais il y a si longtemps que nous frappons à la porte. Léon Gontran Damas déjà hurlait son ressentiment : « Je me sens capable de hurler pour toujours contre ceux qui m’entourent et qui m’empêchent à jamais d’être un homme. »
Le dialogue semble amorcé. Avec mille précautions, comme font ceux qui savent que souvent les mots charrient beaucoup plus que ce que l’on confie. Avec des préliminaires attentifs car nous savons que nous avons tant de choses à nous dire. Mais nous allons cheminer ensemble dans notre diversité, parce que nous sommes instruits de la certitude merveilleuse que si nous sommes si différents, c’est parce que les couleurs sont dans la vie et que la vie est dans les couleurs, et que les cultures et les desseins, lorsqu’ils s’entrelacent, ont plus de vie et plus de flamboyance. Nous allons donc continuer à mêler nos dieux et nos saints, nous allons partager le cachiri, le swéli et nous allons implorer ensemble l’Archange, Échu, Gadu, Quetzalcôatl, Shiva et Mariémin. (Applaudissements sur tous les bancs.)